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22. La théorie sociale canadienne appliquée au travail du sexe
La théorie sociale canadienne appliquée au travail du sexe

Si la prostitution est un métier avilissant qui contribue à la propagation rapide des maladies, pourquoi devrait-on permettre aux hommes d'exiger que des prostituées soient mises à leur disposition pour qu'ils puissent exercer leur liberté sexuelle?261 [Traduction libre]

Lorsque les chercheurs canadiens décrivent et expliquent le travail du sexe, ils présentent souvent leurs arguments en présumant que les travailleurs du sexe sont des femmes et leurs clients des hommes. Or, nous avons vu à quel point l'expérience des travailleurs du sexe hommes peut différer de celle de leurs homologues de sexe féminin.

En général, le discours canadien sur la sexualité s'efforce de décrire et d'expliquer le travail du sexe à partir d'une des deux perspectives théoriques généralement reconnues. Ces perspectives devraient, à tout le moins, reconnaître et préciser tant les différences que les similitudes entre les hommes et les femmes qui se livrent à la prostitution.

Citons la perspective socio-psychologique. C'est celle adoptée par le Comité Badgley (1984) et elle n'accorde d'habitude pas beaucoup de place à l'analyse structurelle de la famille en tant qu'unité sociale ni au rôle de la famille dans la production et la reproduction.

D'autre part, le Comité Fraser (1985) se base sur la seconde et la plus populaire des deux approches, soit celle fondée sur l'économie politique. Cette perspective est d'habitude influencée par une analyse féministe des rapports sociaux patriarcaux et met l'accent sur les inégalités dans les possibilités d'emploi, le potentiel de revenus et la socialisation sexuelle.262

Selon Lowman, une perspective théorique canadienne sur le tavail du sexe associerait ces deux points de vue. Elle combinerait l'approche fondée sur une analyse politico-économique ou socio-structurelle (qui tient compte de facteurs tels que la race, le sexe et les structures de pouvoir générationnel — y compris les possibilités d'emploi) et une perspective socio-psychologique (mettant l'accent sur les facteurs qui «poussent» les gens à quitter leur vie de famille et les «attirent» vers la rue et le travail du sexe).263 Enfin, il faut tenir compte du contexte où a lieu le travail du sexe au Canada.

Il est certain que les gens font des choix. En effet, la plupart des prostitués affirment qu'ils ont choisi de se prostituer et que ce choix est motivé par la posibilité logique d'en tirer un revenu. Mais les «raisons» ne sont pas nécessairement les «causes.» Ce qui compte davantage, tant sur le plan théorique que dans le contexte de l'élaboration des politiques sociales, c'est la relation entre le choix et la contrainte. Pour citer un aphorisme sociologique familier, disons que les gens choisissent d'habitude de se prostituer, mais ces choix ne s'opèrent pas dans des conditions qu'ils ont eux-même choisies.264 [Traduction libre]

Brannigan (1994) décrit quatre concepts qui ont tendance à revenir dans les forums de discussion sur le travail du sexe : nuisance, occupation, délinquence et exploitation :

  1. Nuisance : «l'idée que la prostitution de rue constitue essentiellement une nuisance publique qui doit être supprimée afin de protéger les quartiers»
  2. Occupation : «l'idée que la prostitution est une occupation dans le cadre de laquelle les participants exercent leurs droits sur leur propre corps et sur la façon dont ils proposent de l'utiliser pour gagner de l'argent»
  3. Délinquence : «l'idée que la prostitution est une forme de délinquence ou de crime qu'il faut décourager comme toute autre forme de conduite illicite»
  4. Exploitation : «l'idée que la prostitution est une forme d'exploitation sexuelle d'un secteur vulnérable de la société» [Traduction libre]

Nuisance, délinquence, occupation et exploitation sont quatre façons très différentes de considérer la prostitution. Aucune de ces définitions de la situation n'est vraiment probante. Chacune influe différemment sur la façon dont nous concevons ce sur quoi doivent porter les mesures de rechange et comment celles-ci peuvent contribuer à résoudre les questions relatives à la sécurité.265 [Traduction libre]

Kinsman (1994) nous inciterait à nous demander comment il se fait que les rapports sexuels, y compris le travail du sexe et les rapports sexuels entre personnes du même sexe, sont perçus comme un problème social. Selon lui,

il est particulièrement important de s'interroger sur l'origine historique et sociale de ces définitions. Si nous parvenons à comprendre d'où elles sont issues et comment elles ont pris forme, nous pourrons alors les remettre en question et les transformer.266 [Traduction libre]

Traditionnellement, la connaissance sur le travail du sexe au Canada a été utilisée pour justifier l'action policière, assister le système juridique dans l'élaboration des infractions prévues par le Code criminel, «et aider à mettre en place des pratiques psychiatriques, médicales, médiatiques et sociales qui puissent s'attaquer aux «problèmes» de nature sexuelle.»267 Si nous voulons résoudre les difficultés que pose l'élaboration d'une théorie sur le travail du sexe au Canada, nous devrons modifier les points de vue sociaux et commencer à habiliter les travailleurs du sexe et leurs clients «à exercer un plus grand contrôle sur leur corps et sur les circonstances qui façonnent leur vie sexuelle.»268 [Traduction libre]

Visano (1987) a constaté que, dans une démocratie libérale comme la nôtre, le recours au service social comme cadre d'intervention dans la vie des travailleurs du sexe au masculin repose sur la conviction qu'ils sont incapables de responsabilité morale.

Ces services bienveillants s'intéressent aux «besoins» plutôt qu'aux «droits» de ces jeunes … Cet humanitarisme est fermement ancré dans le concept du «parens patria,» l'état providence. D'après cette logique de responsabilité parentale, les intervenants libéraux affirment qu'il n'est pas nécessaire d'accorder à ces jeunes les mêmes droits juridiques que ceux dont jouissent les adultes.269 [Traduction libre]

Pour comprendre pleinement le travail du sexe au masculin au Canada, nous devons considérer non seulement ce qui, dans certains cas, peut «pousser» certains hommes à quitter leur foyer et à être «attirés» vers le travail du sexe. Nous devons également tenir compte des droits de la personne et des droits juridiques de ces individus, ainsi qu'examiner comment il se fait que le travail du sexe au masculin et le commerce du sexe sont perçus comme des problèmes sociaux.



Références

  1. NELSON, N. A. «Prostitution and Genito-Infectious Disease Control», Canadian Journal of Public Health/Revue canadienne de santé publique, 1943, vol. 34, no 6, p. 259-60. [back]

262. LOWMAN, J. «Prostitution in Canada», dans Canadian Criminology: Perspectives on Crime and Criminality, publié sous la direction de M. A. Jackson, C. T. Griffiths et A. Hatch, Toronto, Harcourt Brace Jovanovich, 1991.

263. LOWMAN, J. «Street Prostitutes in Canada: An Evaluation of the Brannigan-Fleischman Opportunity Model», Canadian Journal of Law and Society/Revue canadienne droit et société, 1990, no 6, p. 137-64.

264. Ibid., p. 160.

265. BRANNIGAN, A. Victimization of Prostitutes in Calgary and Winnipeg, Ottawa, Ministère de la Justice, Direction de la recherche, de la statistique et de l'évaluation, Secteur des politiques, Rapport technique no TR1996-15e, 1994, p. 59-60.

266. KINSMAN, G. «Constructing Sexual Problems: These Things May Lead to the Tragedy of Our Species», dans Power and Resistance, Critical Thinking About Canadian Social Issues, publié sous la direction de L. Samuelson, Halifax, Fernwood Publishing, 1994, p. 166 ; voir aussi BROCK, D. Making Work, Making Trouble: Prostitution as a Social Problem, Toronto, University of Toronto Press, 1998.

267. KINSMAN, G. «Constructing Sexual Problems: These Things May Lead to the Tragedy of Our Species», dans Power and Resistance, Critical Thinking About Canadian Social Issues, publié sous la direction de L. Samuelson, Halifax, Fernwood Publishing, 1994, p. 167

268. Ibid., p. 183.

269. VISANO, L. This Idle Trade, Concord, Visano Books, 1987, p. 311-12.

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